top of page

Une île au milieu de l’Atlantique

Depuis le village, il faut emprunter un chemin de pierre pour rejoindre la falaise qui donne sur la mer. Des sentiers comme celui-là sont innombrables sur l’île de Flores. Ils sillonnent toute l’île. Ils ont été construits par les premières générations, entre le 15ème et le 16ème siècle, afin de créer des axes de communication entre les villages. Les pierres qui les composent étaient dans le sol, car sur une île volcanique comme Flores, la terre était rare, il fallait creuser pour la chercher et extraire du sol les pierres déposées là par les éruptions volcaniques des temps anciens. Quand on voit les pierres qui forment les innombrables murets et chemins de cette île, on n’ose pas imaginer le temps et le travail qu’il a fallu pour les extraire de la terre et les déplacer.


Au bout du chemin, au sommet de la falaise, sur un terrain enherbé, on trouve une petite maison en bois, des jardins, des bananiers, ainsi qu’un cheval et un âne. C’est ici que vivent deux jeunes « continentaux », qui se sont installés sur l’île de Flores il y a quelques années. Ils ont construit leur maison en bois eux-mêmes. Elle n’est pas reliée au réseau électrique de l’île et deux panneaux solaires d’alimentent les quelques appareils qu’ils possèdent. Il faut dire qu’ils n’ont ni réfrigérateur ni congélateur, ils se fournissent directement dans leur jardin (légumes, fruits) et dans la mer (poisson) ; pourquoi stocker de la nourriture alors qu’on peut avoir des aliments frais devant chez soi ?


Leur mode de vie est pourtant loin d’être la norme sur cette l’île. Aujourd’hui, les Florentins ont embrassé le mode de vie continental (électricité, voitures, achats au supermarché de produits du monde entier, etc.). Mais il n’y a pas si longtemps, jusque dans les années 80, l’île était encore très isolée et un seul bateau la ravitaillait de temps en temps. Les habitants devaient subvenir eux-mêmes à leurs besoins pour vivre et certains se souviennent que les chaussures étaient des produits de luxe.


Les îles des Açores ont en effet pendant très longtemps été isolées. D’un point de vue continental, cet isolement était vu comme quelque chose de terrible. Par exemple, le récit de Raul Brandão, écrivain et journaliste portugais venu visiter les Açores en 1925, écrit de Flores : « Peut-être suis-je au Purgatoire - l’Enfer étant plus au nord [Corvo] [...] J’ai rendu visite à une vieille dame qui n’était jamais sortie de sa maison et ne connaissait même pas les paysages de l’île. Qui ne travaille pas n’a qu’une chose à faire : s’asseoir sur les bancs de pierre de l’auspice et attendre la mort. »* Cette vision continentale de l’île, vue en quelque sorte comme une prison, a sans doute influencé les insulaires sur la perception qu’ils ont de leur propre territoire, ce qui en a poussé plus d’un à partir dès que l’occasion se présentait. Les Açores ont en effet connu plusieurs vagues d’émigrations tout au long de leur histoire, vers le continent européen, le Brésil, ou encore l’Amérique du Nord. Plus récemment, au cours du 20ème siècle, la situation économique difficile du Portugal et l’instabilité politique (sous le régime de Salazar), a motivé plus d’un îlien à quitter l’archipel. Par exemple, lorsque les Etats-Unis ont ouvert leurs portes aux habitants de l’île d’Horta, à 200km de là, après l’éruption du volcan Capelinhos, à la fin des années 50, les habitants des autres îles, comme ceux de Flores, profitèrent des quotas migratoires pour partir. De 8000 habitants dans les années 50, Flores n’en compte plus que 4000 aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle, le long des routes et au sein même des villages, on trouve de nombreuses maisons abandonnées ; un village entier a même été entièrement déserté à la suite d’une de ces vagues migratoires. Cela risque de s’aggraver, car la jeune génération, qui fait ses études à Sao Miguel, l’île principale des Açores, ou à Lisbonne, ne revient pas, faute d’emplois et de perspectives d’avenir ; de ce fait, la moyenne d’âge des habitants s’élève à 65 ans.


Ainsi, les Florentins accueillent plutôt bien les continentaux qui s’installent sur leur île, car ils redonnent une nouvelle dynamique sur ce territoire en déprise. Nombre d’entre eux sont tombés amoureux de l’île lors d’un voyage et ont décidé d’y rester. Ces îliens « d’adoption », venus des quatre coins de l’Europe, développent un autre mode de vie, construisent eux-mêmes leurs maisons, s’auto alimentent grâce à leurs jardins, vont pêcher, font des échanges avec leurs voisins. Ils recréent un semblant de mode de vie pré-moderne, « à la campagne », à l’image d’une société traditionnelle (activités de subsistance), sans pour autant vivre en « communauté ». En recréant un lien plus étroit avec la Nature et ses cycles (plantes, animaux, saisons, lune), ils cherchent à vivre plus simplement, plus sobrement, et tentent de se réinsérer dans le cosmos, ce dont les hommes se sont éloignés, du fait de la religion, de la modernité, de l’humanisme et des mégalopoles.


Pour autant, ils ne renient pas la modernité, et ne cherchent pas à vivre « comme avant », ni à « l’âge de pierre », mais savent tirer partie de la technologie moderne (électricité, eau courante) en cherchant à minimiser leur impact sur l’environnement (panneaux solaires). Ils diversifient leurs activités et leurs ressources économiques, ils réhabilitent des maisons abandonnées pour en faire des logements touristiques de type « chambre d’hôte », avec l’assentiment de la population locale (qui s’y est mise aussi), car cela embellit les villages et contribue, d’une certaine manière, à contrer l’arrivée de gros complexes hôteliers qui pourraient modifier les paysages de l’île. En effet, depuis 2 à 3 ans, le tourisme est en plein essor, et les Florentins misent sur la beauté naturelle de ses paysages pour entretenir cet engouement (le classement en Patrimoine de la Biosphère par l’UNESCO en 2009 y a contribué).


Par ailleurs, ils proposent des projets qui leur permettent de vivre selon leurs valeurs et par la même contribuent à redynamiser l’île. Par exemple, certains d’entre eux créent une coopérative qui permettra d’une part de regrouper les quelques producteurs biologiques de l’île, et d’autre part d’acheter en gros des produits biologiques venant du continent, afin de palier le manque de ces produits dans les supermarchés. Une autre initiative intéresse également les autorités açoriennes, portée par l’association Choki, dirigée par deux Américains, mais Florentins d’adoption. Ils ont créé l’année dernière le concours du plus beau jardin, dans le but de promouvoir la consommation de produits frais et locaux. En effet, une grande partie de la nourriture consommée à Flores provient du continent ou des autres îles, alors qu’il y a quelques dizaines d’années seulement, les îliens vivaient en auto-suffisance. Par ailleurs, les problèmes de santé liés à la consommation de produits transformés (riches en sucre, sel et graisses), provenant des supermarchés, touchent, ici comme ailleurs, les Florentins et inquiètent les autorités sanitaires (problèmes cardio-vasculaires, surpoids, diabète). L’association a obtenu des subventions du gouvernement des Açores afin de délivrer des chèques allant jusqu’à 1000€ à ceux qui auront les plus beaux jardins. Grâce à cette initiative, l’association pousse les habitants à s’intéresser aux plantes, entretenir leur jardin et à se réapproprier leurs terrains. Le nombre de participants a été multiplié par trois cette année par rapport à la première édition l’année dernière.


Là où les Florentins fuient leur île natale pour le continent, des continentaux fuient leurs pays pour cette île isolée… « La sagesse arrive lorsque les désirs ont été assouvis ». C’est peut-être parce que les îliens souhaitent expérimenter la modernité qu’ils se rendent sur le continent, et que les continentaux l’ont suffisamment expérimentée, et en ont vu les limites, qu’ils s’installent sur les îles ?


Isolement, ressources naturelles limitées, éloignement des grands axes d’échanges économiques et culturels, autant de contraintes qui poussent les habitants des petites îles à partir. Ces contraintes peuvent pourtant devenir des opportunités pour se développer différemment, se développer durablement, selon des modèles à petite échelle. En développant des initiatives originales, ces « îliens d’adoption » montrent une autre voie, un autre paradigme, qui pourra servir d’exemples à d’autres îliens, sans avoir besoin « d’expérimenter » la modernité, et afin qu’ils puissent eux aussi « réinventer* » les modes de vie sur ces îles.

* terme issu de : Nina Soulimant. Faire face au changement et réinventer des îles. Géographie. Université de La Rochelle, 2011. Français. <NNT : 2011LAROF040>. <tel-00750862>

bottom of page