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Au pays des Kunas


Alors que le soleil se couche et que les ibis blancs survolent le bras de mer qui sépare l’île d’Ustupo du continent, j’entre dans l’Onmaked nega, la maison communautaire kuna. Elle ne comporte qu’une seule pièce de 10 mètres de large sur 20 de long, et atteint 5 mètres de haut. Le sol est en terre battue, l’ossature et la charpente sont en bois de mangrove, les murs sont des branches de bambous alignées les unes à côté des autres, et le toit est en feuilles de palmiers. L’observateur averti remarquerait que ça ressemble à une immense cabane. Nous sommes en retard, la réunion quotidienne où se retrouvent tous les hommes de la communauté, a déjà commencé. Je prends place sur un banc avec Andrès, notre guide.

Au centre de l’unique pièce, éclairé par un petit spot lumineux, le saila, le chef spirituel de la communauté, est assis dans un hamac, symbole du lien entre la terre et le ciel. Il est de dos, je n’aperçois de lui, que sa chemise rose et son chapeau noir. Il entonne un canto, un chant religieux kuna. À sa droite, également dans un hamac, un autre homme répète les derniers mots de chaque vers sur une note, toujours la même, jusqu’à ce que le saila reprenne le vers suivant, comme pour assurer la continuité du chant. Autour d’eux, assis sur des chaises, se trouvent les obiermalas, les conseillers du chef, qui sont les gardiens de la tradition et des savoirs kunas. Je ne les distingue pas trop dans l’obscurité, leurs têtes sont baissées, et leurs visages sont cachés derrière leurs chapeaux.


Au-dessus de nous, il y a de grandes peintures des instigateurs de la révolution kuna de 1925. La plus grande est celle de Nélé Kantulé, le leader de celle-ci (qui était aussi le grand-père d’Andrès). Il y a également des portraits d’autres grands chefs, avec leurs dates de naissances et de décès. L’une d’elles attirent particulièrement mon attention : 1830-1950, l’un d’entre eux a vécu 120 ans ! Il paraît que c’était courant ici de vivre aussi vieux. Un médecin anglais était même venu il y a plusieurs dizaines d’années pour percer le mystère de la longévité des Kunas. Cela viendrait des variétés de cacao qui entrent dans la préparation du kokoa, une boisson traditionnelle que les Kunas consomment en grande quantité. Mais depuis quelques dizaines d’années, ils ne vivent plus aussi longtemps. Certains pensent que c’est à cause du changement des habitudes de nourriture, car depuis les années 70, les Kunas consomment de plus en plus de la nourriture importée que l’on trouve dans les petites épiceries du village.

La maison de réunion peut accueillir jusqu’à 500 personnes, et ce soir là tous les bancs sont occupés. Pourtant, en tant normal, les bancs sont plutôt clairsemés, car de moins en moins de personnes assistent aux réunions communautaires. Mais aujourd’hui est un jour spécial, des communautés voisines ont été invitées pendant une semaine dans le cadre d’une fête culturelle. Même des femmes sont là, alors que le congreso du soir est réservé aux hommes. Elles écoutent le chant du saila en réalisant leurs molas, des étoffes composées de plusieurs couches de tissu de différentes couleurs, qui peuvent représenter des sujets traditionnels comme modernes, selon le bon vouloir de sa créatrice. À un moment donné, quelqu’un qui se trouve à quelques mètres devant moi se met à hurler d’une voix aigüe. Il dit en kuna « ne vous endormez pas ! ». Aussitôt, les têtes baissées se relèvent. Les plus jeunes se regardent en riant.


Après avoir chanté pendant vingt bonnes minutes, le saila cesse de chanter et un des obiermalas se lève, il a des lunettes noires, un chapeau panama noir, une chemise blanche. C’est un argagan, il est en charge de vulgariser les énigmatiques métaphores que le saila vient d’entonner, afin de transmettre les enseignements de la culture aux membres de la communauté, afin que celle-ci soit transmise et maintenue dans les esprits des habitants. Je n’ai pas de montre, mais je crois bien que ça va faire une demi-heure qu’il parle. Bien entendu, je ne comprends pas ce qu’il dit. Puis, après quelque temps, il se tait et se rassoit, tout le monde applaudit puis après quelques secondes de silence, le saila se remet à chanter…

J’imagine l’étonnement qu’a dû avoir Lionel Wafer lorsqu’il a rencontré pour la première fois les Kunas. C’était un chirurgien écossais embarqué à bord d’un bateau pirate, en 1681, qui est le premier Européen à avoir étudié la culture kuna. À cette époque, ils vivaient encore dans la péninsule du Darien et du nord de la Colombie, au cœur de la forêt tropicale. Ce n’est qu’au milieu du XVIIIème siècle que les communautés kunas migrèrent vers l’ouest, sur le territoire qui correspond à l’actuel Comarca Kuna Yala (la province du Panama auto-administrée par les Kunas), et s’installèrent sur les îles San Blas. Ils fuyaient les attaques répétées d’autres tribus indiennes, lanceurs de fléchettes empoissonnées à l’aide de sarbacanes.

On raconte que les Kunas s’alliaient à des pirates européens (écossais, anglais, français), pour résister à la colonisation espagnole. Guidés au cœur de la forêt tropicale aux mille embûches par les Kunas, les pirates en profitaient aussi pour aller piller les convois d’or et d’argent que les conquistadors faisaient venir du Pérou jusqu’au Panama par voie terrestre, avant de les envoyer en Espagne par bateau. Grâce à ces jeux d’alliances (« les ennemis de nos ennemis sont nos amis »), les Kunas parvinrent à garder leur indépendance, et leur culture a été façonnée par les échanges qu’ils eurent avec l’extérieur…

Le cri aigu du Kuna en charge de garder les membres de l’assemblée éveillés me sort de mes pensées. Nouveaux regards amusés des plus jeunes, les grands chefs gardent la tête baissée et écoutent avec respect le saila. Andrès me dit qu’il est temps de sortir, nous allons chez lui pour dîner.


Nous sortons discrètement de la maison du congrès et marchons dans les ruelles du village. L’île est minuscule et la densité de population y est très forte. Les maisons sont presque collées les unes à côté des autres. Des murs faits en branches de bambous les séparent de ruelles d’un mètre de large seulement. Des ampoules électriques postées à l’entrée de chaque maison (perpétuation d’une croyance, qui consiste à faire fuir les mauvais esprits), alimentées par des panneaux solaires offerts par une ONG finlandaise, nous éclairent. La maison d’Andrès est en quelque sorte une réplique à échelle réduite de la grande maison du congrès. Le repas est constitué d’une soupe de bananes plantains, de yucca, et d’igname, que l’on relève avec une grande quantité de sel. C’est plutôt bon.

À la faible lueur d’une lampe de poche, Andrès nous explique comment le territoire kuna est organisé.

Les 49 communautés kunas qui se répartissent les 365 îles de l’archipel des San Blas et les terres du continent sont administrées indépendamment les unes des autres. Les lois sont votées à l’échelle de chaque communauté, par démocratie directe à l’Onmaked Nega. Elle est le lieu de la cohésion religieuse, décisionnelle, législative, sociale, économique et culturelle des Kunas. Dans une certaine mesure, il se peut que d’une île à l’autre, les lois changent comme d’un pays à un autre. Cependant, les chefs des 49 communautés se réunissent régulièrement pour administrer le territoire à l’échelle de la province, et faire perdurer et respecter les valeurs essentielles de la culture traditionnelle kuna, qui sont intimement liées à des croyances animistes et à l’esprit communautaire. Parmi elles, on peut citer le respect de la Terre Mère.

À la différence des Occidentaux, qui considèrent que la Nature est là pour être exploitée et qu’elle est une source de profit, les Kunas entretiennent avec la Nature un lien tout à fait particulier : ils considèrent la terre comme leur mère (Napguana), et les plantes, arbres et animaux comme leurs frères. C’est notamment pour cette raison que les projets d’extraction minière et d’infrastructures proposés par le gouvernement panaméen sont systématiquement refusés par les Kunas.


Si les Kunas ont réussi à garder la souveraineté de leur territoire, c’est aussi parce qu’ils ont des règles très strictes quant aux relations et échanges qu’ils ont avec l’extérieur. Par exemple, aucun commerce, ni aucune terre ne peut appartenir à un étranger. Encore récemment, un Américain se serait installé sur une des îles de l’archipel et se serait auto-proclamé le propriétaire de celle-ci. Mais un groupe de Kunas lui aurait rendu visite et l’aurait abattu d’un coup de fusil. Gare à ceux qui essayent de transgresser ces règles… Il y a plus longtemps, au XVIIIème siècle, alors que les Kunas étaient en pleine lutte contre les colons espagnols, ils auraient bénéficié de l’aide d’Huguenots en exil qui avaient trouvé refuge dans une de leurs communautés. À cette époque, les Kunas les avaient acceptés, car ils s’étaient alliés à eux contre les Espagnols, mais après quelques années, comme les Huguenots commençaient à fonder des familles avec les autochtones, par soucis de préserver la pureté de leur sang, les Kunas les auraient tous assassiné.

Après nous avoir raconté ces histoires réjouissantes, Andrès nous propose de partir demain au campo, aux champs, situés sur le continent. Bien que vivant sur des îles, le peuple kuna est resté tourné vers la forêt. Les hommes traversent, encore aujourd’hui, les quelques centaines de mètres du bras de mer qui sépare les îles du continent, pour se rendre aux champs en pirogue, afin d’y réaliser les mêmes activités que leurs ancêtres (agriculture, chasse, cueillette).


Le lendemain, à 5h30 du matin, nous nous rendons au sud de l’île, là où la pirogue d’Andrès est laissée sur la berge, au milieu des nombreuses autres pirogues des pêcheurs, appelées "ulu". Le village est calme, tout le monde semble encore dormir… mais tout à coup, j’entends au loin le son du caracol : une femme arpente les rues du village en soufflant dans un coquillage. Elle appelle les femmes aux travaux collectifs, qui ont lieu une à deux fois par semaine. Arrivés au point de rendez-vous, Andrès et des amis à lui, venus lui donner un coup de main, nous attendent. Nous embarquons dans la pirogue. Andrès installe le moteur et le démarre, nous nous éloignons peu à peu d’Ustupo et nous dirigeons vers l’est, en longeant le littoral du continent. Il est constitué de bosquets de mangroves de plusieurs sortes. Certaines ne font pas plus d’un mètre de haut, tandis que certaines en font plusieurs dizaines. La mer est d’huile, mais il y a de la houle qui fait lentement monter et descendre l’embarcation au rythme de son passage. Il y a déjà d’autres pirogues sur l’eau. La plupart des embarcations n’ont pas de moteur, les hommes font avancer leurs embarcations à la rame. Certains se rendent aux champs, d’autres vont pêcher, et d’autres encore reviennent déjà de la pêche aux crabes, qu’ils ont attrapés sur une plage voisine.

Alors que le soleil est déjà haut au dessus de l’horizon, nous virons vers les terres et nous engageons dans un passage de mer étroit cerné par les mangroves. Nous débarquons et empruntons à pied un sentier boueux qui nous amène vers l’intérieur des terres. En suivant Andrès au milieu de cette forêt de mangroves, je réalise que je me trouve en terre kuna, avec des Kunas, un des derniers groupes indiens d’Amérique latine à avoir résisté à la colonisation espagnole amorcée au XVIème siècle. Ils ont une culture, une langue, un mode de vie, des croyances qui leurs sont propres, ils vivent libres. Mais pour combien de temps encore ? Je sais que l’aura des chefs commencent à décroître ; que la population cherche à gagner de l’argent pour acheter des biens de consommation ; que le modèle de société qui est transmis à leurs enfants à l’école du village, à travers le programme scolaire du ministère de l’éducation panaméenne, est celui de la société moderne (individualisme, réussite économique, croyances chrétiennes) – des valeurs complètement opposées au mode de vie et à l’identité kuna (vie communautaire, activités de subsistance, croyances animistes), de sorte que les jeunes générations préfèrent s’en aller « gagner leur vie » à Panama City… Mais alors que je divague, ma botte se coince dans la boue qui m’arrive presque au genou, et je manque de tomber.


Les mangroves laissent peu à peu place à une forêt dense dans laquelle il faut se frayer un chemin à coup de machette. Quand je fais une pause et que je reste un peu trop longtemps sur place, des moustiques m’assaillent et tentent de me transmettre je ne sais quel virus mortel. Le chemin est long avant d’arriver au finca, le champ d’Andrès. Nous y parvenons enfin, on y trouve des cacaotiers qui donnent des cabosses de toutes les couleurs, des bananiers et des noix de cocos, des ananas, ce n’est pas un jardin au milieu de la jungle, mais un jardin dans la jungle.

Après avoir récolté les fruits et coupé plusieurs branches de mangroves, nous chargeons les bananes sur nos dos, et retournons à la pirogue. Sur le retour, nous passons à côté d’un arbre majestueux que je n’avais pas remarqué à l’aller. Je repense alors à la discussion que nous avions eue avec Andrès sur ce chercheur australien qui a récemment découvert que les arbres pouvaient communiquer entre eux. « Nous le savons depuis mille ans » nous avait-il dit. D’ailleurs, certains Kunas, comme les nélé, des chamanes, pouvaient parler aux arbres. Les Kunas, et plus généralement les peuples autochtones qui ont gardé le lien privilégié que leurs ancêtres avaient acquis avec l’environnement naturel qui les entouraient, ne peuvent pas expliquer scientifiquement certaines connaissances qu’ils ont de la Nature. Parler avec les arbres en est un exemple, maintenir l’équilibre entre l’Homme et de la Nature, comme ne pas exploiter la forêt primaire, en est un autre. Ces connaissances ou intuitions, ancrées dans la culture kuna, sont pourtant encore considérées comme des croyances par le monde occidental. Or, force est de constater qu’avec le temps, la science leur donne raison.

Le pillage des ressources naturelles que le modèle de la société occidentale a créé entraîne des déséquilibres environnementaux qui mettent en péril l’avenir de l’espèce humaine. Il serait peut-être venu le temps d’écouter ces peuples qui ont gardé ce lien si étroit avec la Nature, comme les Kunas, car de nombreux aspects de leurs modes de vie sont des exemples à suivre, avant que la mondialisation ne les fasse disparaître.



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