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Poussières d’étoiles


3h du matin. Dans la cabine du catamaran, je me réveille en sursaut. Max, le skipper Du Big Fish vient de lancer le moteur. Nous quittons la baie de Hiva Oa où nous étions au mouillage pour quelques heures. Juste le temps de marcher sur les plages de sable noir pour rejoindre le village d’Atuona, où sont enterrés Jacques Brel et Gauguin, et de se reposer avant la traversée. Nous avons embarqué avec une équipe de tournage de France Ô pour la navigation retour depuis Tahuata jusqu’à Ua’Pou (environ 14h). Nous sommes douze à bord : l’équipe de tournage composée d’un caméraman, d'un preneur son, d’un pilote de drône, du réalisateur-plongeur, d'un sauveteur en mer Marquisien, les deux skippers et les deux nageurs dont le film raconte l’histoire. Il y a aussi Aline, une américaine qui réalise des reportages sur les Marquises. Nous sommes ravis de faire partie de l’équipage et de l’aventure. Tous, sont passionnants, et nous nous nourrissons de leurs histoires, leur expérience, et nous découvrons avec émerveillement ce qu’est la vie à bord d’un catamaran.

Ils réalisent leurs dernières images. Le projet consistait à suivre Ismaël, un Marquisien qui, revenant sur sa terre natale après un long séjour loin des siens, souhaitait relier les 6 îles habitées de l’archipel à la nage. Ceci représentait plus un défi spirituel que sportif, avec le souhait de relier avant tout son esprit à ses ancêtres, situés dans les profondeurs infinies de l’Océan.


Je sors de la cabine pour voir l’avancée du voilier vers l’Océan, dans le noir de la nuit. Adrien me rejoint. Max se lance dans son premier quart, un café sur le tableau de bord, il a dormi quelques heures, il est en pleine forme. Il sera relayé par Aline qui en profite pour dormir. Nous nous asseyons à l’avant du bateau, sous les voiles. À mesure que l’on quitte les petites lueurs d’Hiva Oa, le ciel s’assombrit davantage, laissant place à une voute céleste somptueuse parsemée d’étoiles. La mer est calme, le bateau glisse sur l’Océan. Max a mis le pilote automatique et nous rejoint. Les autres dorment un peu partout dans le bateau. Alors que nous contemplons l’immensité du ciel étoilé, Max s’écrit : « Oh, les gars, des dauphins dans la phosphorescence ! » On se lève comme des fous, et collés aux barres de fer à l’avant du bateau, nous observons les dauphins nageant juste en dessous de nous. Nous ne pouvons pas bien les voir dans l’obscurité, mais on devine leur masse sombre et ils laissent derrière eux des traînées de paillettes. On dirait des comètes !


Il s’agit de planctons phosphorescents. Les planctons sont des êtres microscopiques vivant proches de la surface qui représentent 95% de la biomasse de l’Océan et sont à l’origine de toute la chaîne alimentaire marine. Certaines espèces réalisent ce que l’on appelle la bioluminescence. Au contact des dauphins, les planctons dégagent une lumière. Nous avions déjà remarqué ce phénomène en Indonésie, lorsque nous avions réalisé une petite plongée de nuit autour de l’îlot d’Hatamin.

Puis, aussi vite qu’ils sont arrivés, ils disparaissent dans l’obscurité. C’est absolument magique. Je retourne me coucher au moins jusqu’au lever du jour. Nous passerons la journée entière en mer, poussés par un vent d’est, le tiu, à 4.8 nœuds, c’est à dire faible, et une mer calme.


En milieu de journée, je me retrouve seule allongée sur le pont, à l’ombre de la voile. Devant moi l’infinie bleue. Je ne peux m’empêcher d’imaginer les premiers hommes, les austronésiens, qui partis d’Asie du Sud-Est, arrivèrent dans le Pacifique, il y a 3000 ans à bord de pirogues à balancier. En 900 av JC., les peuples ont progressé aux Fidji, aux Samoa, aux Tonga et les cultures se sont enrichies et diversifiées. C’est ici qu‘est née la Société Polynésienne Ancestrale, appelée le Hawaiki. Les peuples continueront leur migration avec de nouvelles techniques de navigation, vers le début de l’an 1000 en se dirigeant vers le triangle polynésien englobant notamment la Polynésie Française. Des Marquises, ils partiront vers Hawaii, la Nouvelle Zélande et l’île de Pâques.

Ces peuples n’ont jamais considéré l’Océan (Moana) comme un obstacle mais bien comme un moyen de subsistance, un univers sacré parsemé d’îles à découvrir. Il s’agit ici des plus grandes migrations de l’histoire humaine. Ces navigateurs étaient des génies. Ils se repéraient avec les vents, les courants, la houle, les oiseaux, et les étoiles, dont notamment l’hameçon de Maui indiquant l’est, qui n’est autre que la constellation du Scorpion. Aux Marquises, ils utilisaient beaucoup la Croix du Sud (Fetu Peka) ou le bec de l’Oiseau (Kiinutu Manu). Conquérir l’est relevait du défi, car ils avaient le vent de face, mais cela leur permettait un facile retour, si les choses venaient à se compliquer.


Pas étonnant au vu de l’Histoire que la cosmogonie océanienne tire ses origines de l’Océan. Dans la culture marquisienne, une distinction est particulièrement faite entre l’univers de la terre, et l’univers de la mer. Si la terre est l’univers des femmes, la mer est l’univers des hommes. Si la terre est l’univers des Vivants, la mer est l’univers de l’Au-delà, des morts, des ancêtres divinisés, réincarnés (tupuna). La bordure littorale devient alors l’interface, la paroi perméable entre les deux mondes. Un troisième monde est celui des cieux, des esprits, du mana, ce pouvoir spirituel, symbolisé par les tikis, qui pénètre les âmes marquisiennes. Ces trois mondes forment ensemble ce qu’ils appellent le ipu.

Il existe une interaction forte entre ces mondes, où le sort des Vivants est étroitement lié à celui des Ancêtres. Il n’existe pas de discontinuité entre le vivant et le mort dans la conception océanienne, le mort se manifeste donc seulement par un changement de support de l’âme (kuhane) de l’être toujours vivant mais prenant une autre forme.

Lors des cérémonies mortuaires (Meàe), le défunt était placé dans une pirogue en bois et recouvert d’un linge blanc. La pirogue était ensuite déposée dans l’Océan, depuis le littoral. Le défunt vaquait alors au grès des courants, vers l’Au delà, l’Havaiki, le lieu sous-terrain d’origine, vers lequel la personne devenue âme retournait. L’être sera guidé par la tortue, animal à la fois terrestre et marin, permettant le passage du défunt d’un monde à l’autre. Plongé dans l’obscurité de l’Océan, l’être se transformera en une espèce marine, ou retournera à son île d’origine et prendra la forme d’une roche, d’une montagne.


Dans la conception marquisienne, l’Homme vient de l’Océan, tout comme nous savons aujourd’hui scientifiquement que c’est dans l’Océan qu’apparurent les premières formes de vie, 1 milliard d’années après la naissance du système solaire.


Nous remarquons bien ici, le lien qu’il peut y avoir entre la culture et les croyances qui vont fortement influencer le rapport à l’espace et à l’environnement des peuples insulaires. « La Nature façonne la Culture » nous disait Toti, président de Motu Haka, la Fédération culturelle et environnementale des Îles Marquises. C’est en effet l’environnement dans lequel les insulaires ont évolué qui leur a permis de développer cette culture. En retour, c’est cette culture et ce rapport à l’environnement qui leur permet d’exploiter raisonnablement les ressources naturelles dont ils dépendent pour vivre. Cela explique que certains habitants d’Hakahetau, il y a encore peu de temps de cela (une soixantaine d’années) nous disaient ne pas manger les poissons de couleur rouge, car ils étaient leurs ancêtres divinisés. Comment le savaient-ils ? Ils le savaient c’est tout.


Le voyage de l’âme humaine le long de la vie et de l’au-delà prend donc la forme d’un cycle, d’un éternel recommencement, à l’image d’une marée qui descend mais qui toujours remonte, du ressac incessant.


Perchée à l’avant du bateau, les yeux plongés dans le bleu cobalt du dernier sanctuaire marin du Pacifique, dans le plus grand océan du monde, j’imagine ces majestueux mammifères marins que je cherche sans fin du regard, ces poissons aux mille couleurs, se déplaçant avec grâce juste en dessous de la coque. À quels âmes humaines appartenaient-ils avant ? Et mes ancêtres à moi, où sont-ils ?


Ma conception occidentale du monde ne peut m’empêcher de penser comme eux, et mes peurs aquatiques ne sont plus. Même les terrifiants squales sont vénérés. Ils sont les dieux protecteurs, même s’ils peuvent être destructeurs. Comme peut l’être l’Océan.


Ces pensées que je cultive sur la notion de cycle, les yeux dans le vague, me ramènent à mon enfance baignée dans les atlas de l’Univers, et plus grande, les récits d’Hubert Reeves : « Du chaos initial issu du Big Bang, le jeu subtil des lois de la nature tire une succession de structures toujours plus délicates et complexes : particules, atomes, molécules, cellules, êtres vivants, puis pensants : tous les fruits de la gestation cosmique. » Nous ne sommes que des poussières d’étoiles.

En apprenant qu’une étoile en s’éteignant dissémine toute sa matière dans l’espace, cette même matière servant à la création de nouvelles étoiles, et bien je me dis que cosmogonie marquisienne et conception astrophysique occidentale, peuvent plutôt bien se compléter.


En voyant apparaître l’ombre de Ua’Pou comme un château de contes de fées, cette masse noire et ces pics entre ciel et mer déposée sur l’horizon, je ressens un profond sentiment d’accomplissement. Nous rêvions de pouvoir au moins une fois tenter l’expérience de naviguer à la voile, sur l’Océan Pacifique pour tenter de saisir les sensations des premiers peuples navigateurs, au large. Loin de toute notion de sécurité et de certitude. Ca n’avait pas été facile, mais nous y étions.

Je comprends alors aussi ce sentiment puissant de liberté que racontent tant de marins et navigateurs à la voile. Le confort d’une maison qui flotte sur l’Océan poussée par les vents, où toutes les plus belles aventures peuvent arriver, comme les pires. Une vie sur un fil, au contact direct des éléments, du silence et de l’immensité qui nous rappelle notre place, sur cette Terre, dans cet Univers.







- Teaser et Making Of du film Te Aranui : le Grand chemin, documentaire de France Ô


- Extrait du dessin animé Moana sur les cultures Pacifiques et les grandes navigations


- Hubert Reeves, astrophysicien et fervent défenseur de l’environnement :


Extraits des Marquises, Jacques Brel

« Ils parlent de la mort Comme tu parles d'un fruit Ils regardent la mer

Comme tu regardes un puit »

Jacques Brel – Les Marquises, 1977 (13ème et dernier album)

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