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La vie au village



Ce matin là, il est 6h20, j’ouvre les yeux. Entre les filets de la moustiquaire, j’aperçois Jana, la benjamine de la famille, vêtue d’une chemisette blanche et d’une jupe longue rouge, un sac sur le dos. Ses longs cheveux noirs sont tirés en arrière, attachés dans une queue de cheval. Elle enfile des baskets et passe l’encadrement de la porte. Sa petite tête disparaît à mesure qu’elle descend l’échelle extérieure de la maison sur pilotis. Comme une centaine d’autres enfants sur l’île, elle part à l’école.

Il fait jour depuis 5h, le village est déjà très actif. La famille est debout depuis longtemps, le muezzin a déjà appelé les habitants croyants à la première prière de la journée. La religion, les devoirs religieux, la pêche et la vie de famille rythment les journées sur l’île. Dehors, des coqs chantent, les poules caquètent, les chèvres bêlent dans un brouhaha incessant. J’entends des bruits de casseroles. C’est Awan, la mère de famille qui prépare le petit-déjeuner à base de poisson, de riz et de légumes. Rina et Wati sa fille et belle-fille, vêtues de sarongs (grands paréos traditionnels indonésiens), lavent le linge au puits, situé à quelques mètres de la maison. J’entends des hommes parler sous la maison. Je me sens encore fatiguée mais j’ai trop envie de me lever pour les voir. Dula, le père de famille, Ardiansa, notre interprète, Rais et Ilman, les deux fils de Dula, qui ont notre âge, et un voisin, qui doit être aussi de la famille, discutent, assis sur une sorte de table en bambous où l’on s’allonge pour faire la sieste l’après-midi. Dula fume.

- « Selamat paggi ! » (bonjour), dirons-nous en descendant l’échelle.

- « Paggi ! », nous répondront-ils. « Apa kabar ? » (comment allez-vous ?)

- « Baik baik » (ça va bien)

Voir leur sourire dès le réveil m’enchante pour la journée. Awan nous apporte le café (« kopi » ) accompagné de petites brioches (« roti »), faites maison par une femme du village.

- « Makan ! » nous dit-elle d’un air inquiet (Mangez !) Ils ont tellement à cœur que nous soyons bien. Et nous le sommes.


Dès notre arrivée, nous nous sommes sentis à l'aise. Awan et Dula nous avaient offert un thé d’accueil dans leur salon (tradition indonésienne). Grâce à Cartini, professeur d’anglais qui nous faisait la traduction, nous avons compris qu’ils étaient infiniment touchés et heureux de notre venue chez eux. Ici, nous sommes comme leurs enfants et il faut que nous nous sentions comme chez nous. À ce moment là, nous ne savions pas encore que nous allions rester deux semaines complètes. Martin, le coordinateur de Coral Guardian, notre association partenaire locale, nous avait conseillé de dormir dans un resort sur Seraya Kecil, une île voisine située à 15 minutes en bateau, si le confort commençait à nous manquer, où de changer de famille si nous en sentions le besoin.

Mais la seule chose qui nous a manqué, ce sont leurs visages, à chaque fois que nous quittions la maison quelques heures, une journée, une nuit, pour aller faire nos travaux de terrain. Toujours, nous avions hâte de rentrer. Les meilleurs moments vécus étaient ces moments de partage, à vivre à leur rythme, à échanger, à écouter les histoires incroyables qu’ils prenaient grand plaisir à nous raconter.


Il y eut des histoires de pêche au requin, de pythons gigantesques, ou d’épopées en mer jusque dans les eaux australiennes, racontées par Dula, les yeux écarquillés, dans la pièce sombre du salon le soir.


Ce matin là donc, autour du café, nous nous rappelons les souvenirs de la veille. Après le repas du soir pris avec la famille, assis par terre dans le salon, éclairés par une petite lampe alimentée par une batterie, nous avons fait une partie de dominos, et avons joué aux cartes. Adrien a fait des tours de magie, et Rais nous en faisait en retour. Je racontais une histoire en origami sous les yeux fascinés de Faris et Nasrah, les petits-enfants de Dula et Awan. Quelle bonne idée nous avions eu d’amener ces jeux. Tout les émerveille, ils rient à longueur de journée et sont d’une grande sensibilité. Petit à petit, leur timidité s’estompe et ils s’ouvrent à nous. Tout cela ne manque pas de nous émouvoir et de nous rendre heureux à notre tour. Dans ces moments là, rien ne compte plus que l’instant présent. Nous profitons de tout. Même du temps qui passe à ne rien faire, rien se dire, simplement être ensemble.


Il fait déjà très chaud mais ces heures matinales sont les plus « fraîches » de la journée, raison pour laquelle tout le monde est déjà très actif au village. Des hommes transportent des pierres sur leurs épaules depuis des bateaux et les lancent par dessus le mur de protection du village. Ils font plusieurs aller-retours, l’eau à hauteur des genoux, puis de la poitrine. Ces pierres viennent des montagnes et serviront à la construction de maisons en dur pour les plus riches du village, et pour consolider le mur de protection. Ce mur a été construit en juillet dernier, en quelques semaines seulement, pour prévenir la submersion. En effet, la plage est en forte érosion. L’eau s’engouffre dans les terres lors des grandes marées, les jours de pleine lune. Certaines maisons ont les pieds dans l’eau. Malheureusement, ce mur n’est évidemment pas la solution la plus pertinente, car à long terme, il aggravera le phénomène d’érosion. Et puis, il n’est pas très efficace, car l’eau passe de l’autre côté quand même, et crée des retenues d’eau à l’arrière. Ces petites piscines font le bonheur des enfants qui jouent dans le plastique flottant.


Au village, il y a aussi les hommes qui travaillent sur des chantiers, construisant de nouvelles maisons en béton. Ils numérotent leurs briques pour ne pas se les faire voler. Des femmes redescendent de la montagne en file indienne, les bidons d’eau sur la tête. Et puis, il y a ceux qui tiennent les petites épiceries et évidemment, les pêcheurs qui reviennent de la mer avec leurs quelques kilos de poissons.


Le cœur du village se trouve autour de la mosquée. Là-bas, les maisons sont très proches les unes des autres. Certaines sont en ossature bois et en tôles, sur pilotis (habitat traditionnel de pêcheur). D’autres sont en béton, peintes de différentes couleurs. Les coqs, les canards, les chèvres se baladent un peu partout. Du linge est tendu sur des fils, il y a toutes ces odeurs de poissons, de brûlé, de lessive qui se mélangent, de la poussière, de la fumée.


Après le cimetière, le village s’étale un peu plus à l’est, toujours le long de la bordure littorale. Là-bas, c’est le quartier des pauvres, un peu plus excentré. Il n’y a que des maisons sur pilotis. Nous y accédons en marchant sur le bord de canaux en béton. Ils ont été construits en 2014, suite à des inondations. Le quartier des pauvres est sur une zone plate, entre la mer et les premières pentes de la montagne. C’est ici que se trouve la maison de Dula.


Le petit Faris descend avec une guitare à la main. Dula tente de jouer quelques arpèges, sa cigarette à la bouche. Mais il fait son timide « Dula maaalu ». Adrien joue alors quelques chansons. Puis Rais prend la guitare et les yeux fermés, le visage expressif, il joue une chanson indonésienne magnifique. On enregistre, ça pourra faire notre bande son du film, peut-être ! Et le temps passe ainsi. Jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. Et puis, je monte à la cuisine :

- « Saya bole bantu ? » (Est-ce que je peux vous aider ?)

- « Tidak tidak» (non non), me répondent les femmes. Au bout de quelques jours, après les avoir observées, je finirai par les aider quand même, sans demander. Et là, elles ne diront pas non. Elles s’amuseront beaucoup de me voir faire comme elles, souvent mal d’ailleurs.


Rais, nous propose d’aller pêcher avec lui dans la journée. Malheureusement, les places sont limitées à bord des petites pirogues. Si nous sommes plus de quatre et qu’il y a un peu de houle, les pirogues coulent ! Je me sens en grand manque d’énergie aujourd’hui, je laisse ma place à Adrien, accompagné d’Ardiansa, pour lui faire la traduction. Il pourra prendre des images et bien comprendre les différentes étapes de la pêche. Je resterai à la maison avec les femmes, les petits fils de bracelets brésiliens que j’ai ramené font le bonheur des filles et, en discutant comme nous pouvons, nous nous lançons dans la confection. Puis, je ferai des plans au village en fin de journée. Je me rassure en me disant que j’aurai l’occasion d’aller pêcher moi aussi une autre fois. Malheureusement, il n’y eut pas de prochaine fois. Il y avait toujours un problème, soit de pirogue, soit de mauvaise mer avec les différents pêcheurs qui souhaitaient nous emmener. J’ai donc compris quelque chose de très important au village : si tu souhaites faire quelque chose, saisis-toi de l’occasion lorsqu’elle arrive car cela peut être la seule fois. Ici, on ne pense pas à demain. On ignore complètement de quoi il sera fait. Le futur se vit au présent. Il est très compliqué de prévoir quoique ce soit.


Dans la culture de ce village, ou du moins de cette famille, les rôles sont bien répartis et chacun respecte l’autre. Les femmes s’occupent de la maison, des enfants (souvent très nombreux), du linge, de la cuisine, de l’eau, parfois même des pierres à transporter depuis la montagne, ou encore des petits crustacés à aller pêcher dans l’eau. Les hommes sont chargés de ramener le poisson, de le vendre. Tâche qui peut prendre une grande partie de la journée. Ceux sont eux également qui construisent et bricolent la maison et leurs pirogues. Des embarcations en bois, à fleur d’eau, avec un balancier. Depuis l’arrivée du fuel dans les années 90, ils y ont rajouté un petit moteur de tondeuse à gazon, qui fait tourner une hélice !


Au bout de quelques jours, un rythme s’installe. Je ne peux parler de quotidien car chaque jour est différent. Les journées sont ponctuées de nos différents entretiens, rencontres et activités. Dès que l’on sort de la maison, et que l’on a prévu quelque chose, rien ne se passe jamais comme on le pensait. Par exemple, un soir, je décide de partir faire quelques plans sur le ponton et d’écrire un peu.

M’isoler me fait du bien, la vie de famille ne le permet jamais. On oublie le « je » au profit du « nous ». Même pour dormir, nous sommes tous ensemble, dans le salon. La première nuit, nous étions 10 à parler, à rire, nous nous regardions en souriant à la lumière de la lampe. Ils dormaient autour de nous, par terre. Il y avait un mélange de curiosité et de fierté dans leur regard : « c’est chez nous que les blancs sont venus vivre » ! Tout le village le savait. Nous étions les « bulé de chez Dula » : bulé=touriste.


Alors, assise sur mon ponton, au moment où le soleil se couche, je profite de ce petit moment de solitude. Des pêcheurs passent et me saluent en souriant : « Selamat Sore » : « Bonsoir ». J’ai le droit à 10 minutes de calme avant que Fia et Rasti accourent vers moi sur le ponton. Je vois leurs bouilles souriantes et le bruit de leurs tongs sur le bois du pont. Elles me demandent ce que je fais et me piquent mon carnet pour dessiner dedans. Rapidement, une tripotée de petits gars se ramènent « Hello Mister ! » (oui, ils ne savent dire que cela ) « Bulé Bulé ! ». Ils jouent sur le ponton, se bagarrent, font les intéressants. Je semble être la seule à avoir peur qu’ils ne tombent dans l’eau. Ils veulent que je les prenne en photo. J’installe mon trépied et c’est parti pour les séquences. Mais ils sont beaucoup trop excités et fascinés par l’image, j’ai peur pour le matériel. Je leur dis alors que je rentre (« saya pulang rumah »). Ils me suivent jusqu’à la maison et rentrent chez eux à leur tour.


À mon retour, il fait presque nuit. Awan, fait cuire du poisson derrière la maison. C’est une sorte de petit barbecue sur des pierres avec des coques vides de noix de coco qui brûlent. Le poisson est placé dans une feuille de bananier. C’est une petite bonite à ventre rayé appelée « tongkol ». Elle me dit alors « mandi mandi » (littéralement : « laver laver » - l’indonésien ne se conjugue pas- en gros : « est-ce que tu veux te laver ? »).

Elle me tend un sarong aux milles couleurs. Je m’en servirai pour me laver tous les jours, et elle me l’offrira le dernier jour, avec des jupes et des robes à elle ! Je lui offre en retour mes lunettes de plongée pour l’aider à aller chercher les crustacés, et un bracelet brésilien, une de nos deux lampes frontales, des pochettes pour les filles. Une pochette étanche pour Dula. Nos jeux de carte et dominos. Ils sont si heureux ! Awan met les lunettes sur les yeux et Dula la lampe frontale sur la tête. Leur joie vaut tout. La petite Jana a déjà placé ses quelques roupies (monnaie locale) dans ma petite pochette. Elle ira s’acheter une de ces sucreries que les enfants grignotent à longueur de journée.


Un jour, Awan, est revenue du village vêtue de son voile, un bracelet en bois à la main. Elle me l’a enfilé au poignet. Il s’agit d’un bracelet réalisé à partir de la racine d’un arbre. En me le mettant, elle prend ma main et me dit que je suis comme sa fille, qu’elle sera très triste quand je partirai. C’est à ce moment que je lui offre le bracelet brésilien. Elle est autant reconnaissante que je le suis. Ce que nous partageons toutes les deux à ce moment là et très fort.

J’enfile donc mon sarong comme un paréo autour de la poitrine et part me laver. La douche c’est donc derrière la maison, sous un cocotier (danger de mort de la coco qui tombe !) et sur une planche en bois. Là aussi, aucune intimité ! Je prends une sorte de vase que je rempli à partir d’un grand bidon d’eau de source et me le verse sur la tête. Il fait une telle chaleur. Ce moment où l’eau fraîche s’écoule sur mon corps poisseux est un de mes moments préférés de la journée, avec le café du matin. Je suis éclairée à la lumière de la lune que j’entrevois entre les feuilles de cocotiers et le feu du poisson qui cuit. J’aperçois les premières étoiles.

Une demi-heure à peine après, nous prendrons le dîner dans le salon, et je serai pleine de sueur de nouveau !


Durant les derniers jours, le temps fut plus gris, bien que toujours aussi chaud. Nous avons eu quelques courtes averses et du tonnerre. C’est la fin de la saison sèche et la saison humide arrive plus tôt que prévu. Cela fait plusieurs années que les habitants le remarquent. Tout comme le fait qu’il fasse plus chaud ou que la mer grignote un peu plus les terres. Il est très compliqué ici de savoir si ces modifications sont liées au changement climatique. Ce qui est sûr c’est qu’il viendra exacerber des pressions existantes très fortes à Seraya et que ce sont surtout les habitants qui détruisent leur environnement local, par manque de connaissances (bétonisation, pollution, destruction des écosystèmes). À part les quelques pêcheurs sensibilisés par Coral Guardian, les habitants ignorent ce qu'est le changement climatique. Nous n’avons pas pu demander au chef du village si lui en avait entendu parler. Il ne nous en a pas laissé le temps, il était trop occupé.


Nous avons appris beaucoup de choses, et beaucoup de faits sont restés mystérieux. Il est parfois compliqué de pouvoir parler aux bonnes personnes et les contraintes de la traduction sont réelles. Mais nous nous en tenons à cela. C’était notre premier terrain, après tout. Et puis, je crois que l’on aime la part de mystère qui demeure à cet endroit. Je crois qu’on a aussi très envie de revenir un jour.


C’est ce que je ressens, le dernier jour, lorsque à bord du bateau de Martin qui est revenu nous chercher, je les vois tous agiter les mains sur le ponton. Le village disparaît au crépuscule. Je regarde les petites maisons colorées jusqu’à ce que je ne puisse plus les voir. Je me souviens toutes les émotions vécues en arrivant. Et puis, ces différentes étapes par lesquelles nous sommes passées : l’excitation, la peur même de la découverte de l’inconnu, l’adaptation à l’inconnu et l’habitude : quand l’inconnu devient connu.

Martin nous avait préparé en nous disant que les aux revoirs seraient difficiles, mais aucune préparation ne peut atténuer ça, cela fut déchirant. Awan pleurait assise dans le salon en nous regardant faire notre sac. Il y avait un monde fou sous la maison. Ils avaient dû se passer le message. Même Ilman, le fils, parti il y a quelques jours était revenu à la maison plus tôt pour nous dire au revoir. La famille, c'est ce qui compte le plus à Seraya.

Nous nous sommes serrés fort. Les mots m’ont terriblement manqué, j’avais tellement envie de leur dire tout ce que je pensais mais Ardiansa n’était pas à côté de moi pour traduire. Je n’ai seulement pu dire "Terima Kasih" : Merci.

Mais, les regards, la façon dont les enfants me serraient les mains et les bras, la façon dont Awan me caressait le visage en me regardant profondément dans les yeux, tout ça remplaçait tous les mots. Quand nous avons quitté la maison les sacs sur le dos, en nous retournant une dernière fois pour nous diriger vers le port, ils se sont tous levés et nous ont accompagnés jusqu’au ponton. Les enfants courraient partout, Awan essuyait ses larmes. Ilman ne faisait pas le fier. Dula n’est pas venu. Les filles de la famille m’accrochaient le bras.

Dans le bateau, je suis complètement submergée d’émotions et de réflexions. N'est-ce pas cruel de venir dans leur quotidien, de les faire s'attacher à nous, puis de repartir ? Je me dis qu’ils ont dû en voir des bateaux arriver et puis s'en aller. Eux, toujours restent. Cela fait parti de la vie sur une île.

« C’était une belle histoire » dit Martin en dirigeant le bateau vers le port de Labuan Bajo à Flores, là où tout a commencé.


Le soleil se couche et l’île n’est alors plus qu’une ombre à l’horizon.

Quelques dauphins de passage près du bateau viendront sécher mes larmes.


L’aventure continue.


Un grand Merci à Coral Guardian : https://www.coralguardian.org/








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